La justice algorithmique. Analyse comparée (France/Québec) d’un phénomène doctrinal. Par Camille Bordère, Chercheuse postdoctorale au sein de la Chaire

Le 28 novembre 2023, Camille Bordère, actuellement chercheuse postdoctorale de la Chaire Droit public et politique comparés, soutenait sa thèse de doctorat réalisée au sein de l’Université de Bordeaux et sous la direction de la Professeure Marie-Claire Ponthoreau. Cette thèse est librement accessible en ligne et fera l’objet d’une publication au sein de la Nouvelle bibliothèque des thèses des éditions Dalloz au printemps 2025.

La justice algorithmique, dernière née des innovations en Legaltech

Après plusieurs décennies de sommeil relatif, la politique de diffusion des sources du droit, et en particulier des sources jurisprudentielles du droit, a connu une petite révolution au début de la seconde moitié des années 2010. La Loi pour une République Numérique de 2016 a en effet enclenché l’open data, c’est-à-dire la diffusion exhaustive des décisions de justice française. Si cette mesure a pu être justifiée par des considérations de transparence ou de publicité de la justice, elle était surtout ardemment souhaitée par les entreprises du secteur dit de la Legaltech (contraction de legal et de technology), en quête de ces données pour alimenter deux types de dispositifs, qualifiés de justice algorithmique.

La justice prédictive

Ensemble de programmes informatiques reposant sur des technologies d’intelligence artificielle destinés à analyser de grandes masses de décisions de justice et à offrir des informations chiffrées sur un contentieux donné (estimation des chances de succès d’une action en justice, fourchettes ou valeurs moyennes de sommes susceptibles d’être accordées (indemnités, dommages et intérêts, prestations compensatoires par ex.), durée moyenne du traitement d'un différend par la justice...).

Les bases de données jurisprudentielles exhaustives

Base de données de décisions de justice à vocation exhaustive, reposant sur l'utilisation de technologies d'intelligence artificielle pour faciliter la recherche utilisateur.

Si cette thèse s’engage dans l’analyse de ces outils, elle ne vise pas, par elle-même, à en analyser les apports et les risques. Le parti pris de cette recherche doctorale était, au contraire, d’analyser ces outils au travers d’un traitement disciplinaire manifestement à charge. Il s’agissait alors d’explorer une intuition initiale : l’homogénéité, la circularité et l’autoréférentialité du discours (appelé, dans le contexte juridique, discours doctrinal) qui s’est agrégé autour de ces outils semblaient dissimuler des tensions plus profondes que celles explicitement désignées en son sein, tensions au surplus susceptibles d’expliquer le rejet global de ces outils exprimé par ce discours.

Une méthodologie composite

Ce choix d’une analyse médiate réalisée par l’intermédiaire d’une étude de discours doctrinal a imposé une première démarche de nature méthodologique. Il s’agissait ainsi de délimiter et construire le cadre d’analyse du discours étudié, tel qu’il s’exprime au sein d’un corpus documentaire composé de 486 écrits édités entre le 1er janvier 2015 et le 31 décembre 2022 portant sur la justice algorithmique. L’ampleur de ce corpus et la nature spécifique des données à analyser ont ainsi justifié la mise en place d’une méthode d’analyse mixte, à la fois quantitative et qualitative.

Composition du corpus d'analyse, en nombre d'auteurs, d'écrits et en proportions

Ce corpus a ainsi d’abord fait l’objet d’une structuration et d’un traitement quantitatifs. Après avoir été systématiquement recueillis sur toute la période d’analyse, ces écrits ont fait l’objet d’une structuration semi-automatisée à l’aide d’une grille d’analyse constituée de onze items argumentatifs (sélectionnés sur la base de leur récurrence au sein des cent premiers écrits traités). C’est sur la base de ce premier travail de structuration et d’un recoupement d’items qu’ont été établis les trois grands axes de l’analyse qualitative ensuite menée : un axe juridique, un axe systémique et un axe culturel.

Cette analyse qualitative était fondée sur le droit comparé. Puisque les trois hypothèses d’analyse ainsi dégagées reposaient toutes sur une mécanique d’incompatibilité spécifique au droit français, il était nécessaire de trouver un produit de contraste susceptible de révéler, par un jeu de miroirs, les spécificités réelles du droit français vis-à-vis de ces outils. C’est à cet égard que le droit comparé a joué un rôle central du point de vue de l’analyse qualitative de ce corpus. Mobilisés et saisis dans leur singularité, c’est le droit, le système et la culture juridique québécois qui sont apparus comme les réactifs les plus pertinents compte tenu de la position interstitielle du Québec, entre sphère d’influence franco-civiliste et sphère d’influence anglo-américaine de common law.

Ce cadre d’analyse posé, il était possible d’analyser l’objet « justice algorithmique » au travers de ce prisme discursif, et de rechercher laquelle des trois hypothèses d’incompatibilité dégagées était à même d’expliquer l’homogénéité du discours à l’encontre de ces outils.

Une appréhension doctrinale française révélatrice de tensions épistémologiques

La première hypothèse traitée était celle d’une incompatibilité d’ordre juridique entre ces outils et le droit français. Elle passait par deux idées complémentaires : les outils de justice algorithmique se heurteraient, d’une part, aux règles encadrant les dispositifs de traitement de données personnelles et, d’autre part, aux règles encadrant l’exercice de la justice, c’est-à-dire aux règles du procès équitable. À l’étude, et confrontée au miroir québécois, ni l’une ni l’autre de ces sous-hypothèses ne justifiait par elle-même le rejet de ces outils. Plus encore, et parce que l’ordre juridique français partage ces interactions avec l’ordre juridique québécois, elles ne permettaient pas non plus de conclure à une incompatibilité spécifiquement française. En revanche, le traitement de ces interactions et les priorités accordées aux enjeux les plus proches de la figure du juge qui, quant à eux, constituaient une véritable spécificité de l’approche française, ainsi qu’une passerelle vers une deuxième piste d’analyse.

Cette deuxième piste d’analyse correspondait à la deuxième hypothèse d’ordre systémique, construite à partir d’un réseau de références explicites et implicites au système juridique ayant donné naissance aux outils de justice algorithmique, c’est-à-dire le système de common law. L’idée centrale de ce réseau de références était que ces outils importeraient en droit français les logiques et les clés de raisonnement qui lui sont propres, et se heurteraient ainsi à la pratique du droit et des activités de justice telle qu’elle est conçue au sein du système juridique français. Cet item argumentatif n’a rien de propre à ce discours, puisqu’il ne constitue que l’une des expressions d’une défiance habituellement exprimée à l’endroit des nouveautés juridiques qui partagent trop des caractères rattachés, justement ou non, au système de common law. Il en partage ainsi les défauts, et en particulier celui de désigner un ensemble de trait imprécis, a-géographiques et a-historiques. Outre le fait qu’il ne décrit pas le fonctionnement et les effets des outils de justice algorithmique, le discours doctrinal français passe à côté de la clé d’analyse précieuse des outils de justice algorithmique que constitue l’expérience complexe des systèmes de common law avec ces mêmes outils. L’exploitation de cet imaginaire de common law servait cependant un objectif déterminé : pointer du doigt les véritables enjeux du développement de ces outils pour le discours doctrinal français, c’est-à-dire la remise en cause d’une conception sélective, hiérarchique et qualitative des décisions et de l’activité judiciaires et, avec elle, d’une conception tout aussi sélective, hiérarchique et qualitative de leur analyse.

Une frise chronologique retraçant l'évolution de la diffusion des sources du droit est présentée au renfort de ce deuxième axe d'analyse

C’est à partir de ce dernier constat que s’est enclenchée l’analyse de la troisième et dernière hypothèse d’ordre culturel, selon laquelle les outils de justice algorithmique seraient incompatibles avec la manière dont le phénomène juridique est défini et analysé par la doctrine française. Cette fois-ci, le contraste entre les univers culturels dans lesquels baignent les discours doctrinaux français et québécois était non seulement perceptible, mais il apportait encore des clés de compréhension des différences de structuration et de perception du phénomène juridique de chaque discours. Face à l’évidente singularité de cet univers culturel français , les outils de justice algorithmique apparaissent alors comme la dernière manifestation d’une crise d’un modèle de droit et de son étude. La fenêtre ouverte par les outils de justice algorithmique sur une part du droit peu étudiée par le discours doctrinal français se heurte alors immanquablement à ce modèle et en révèle chacune des failles. Ce faisant, ce sont aussi et surtout les failles, les limites et la fragilité des modalités habituelles de production de connaissance et d’analyse du droit que mettent en lumière ces dispositifs.

Des conclusions micro et macroscoiques

À un niveau « micro », méta-juridique et méta-discursif, cette recherche doctorale poursuivait l’objectif d’éclairer et de comprendre la manière dont les acteurs de la justice se saisissent des processus de mutation juridique enclenchés par la révolution numérique. En se penchant sur les effets juridiques de cette mutation, elle a ainsi permis de mettre en lumière les tensions perceptibles au sein d’un discours déterminé et d’ainsi démêler les arguments opératoires des stratégies discursives. Par-là même, elle a aussi permis la mise en perspective diachronique et synchronique des problématiques centrales de l’immixtion des technologies informatiques au sein des activités de justice. 

À un niveau « macro », épistémologique, cette recherche a aussi investi les effets de cette mutation numérique sur le droit conçu comme champ disciplinaire et elle s’est employée à mettre en lumière toute la dualité des processus de production de connaissances disciplinaires. En cela, chaque discours doctrinal, en tant que produit fini de ces processus, est un construit, porteur des marqueurs des modalités de sa construction et de sa conceptualisation par un collectif de pensée. L’absorption de nouveaux objets juridiques par la pensée juridique, qu’ils soient numériques ou non, est ainsi l’occasion de perpétuer et d’assurer la continuité d’un paradigme scientifique majoritaire. À son tour, ce discours agira sur l’ensemble des démarches futures de production de connaissances en ce qu’il aura contribué à placer les bornes de ce qui est acceptable, admettable et pensable au sein de son champ disciplinaire. Elle affirme ainsi la nécessité, pour le chercheur, de prendre en charge cette dimension collective de la pensée juridique et du travail doctrinal dans toute démarche d’analyse juridique. L’étape préalable consistant à identifier cette part héritée et transmise du droit s’exprime alors comme un impératif épistémologique de compréhension du filtre au travers duquel toute dynamique de changement, de transition ou de révolution juridique est reçue et comprise ou, au contraire, refusée et oubliée.